Ici et là, on entend de plus en plus parler de “jeux sérieux”, fameux oxymore. Serious game, serious gaming, escape game, advergames, ludéfi … on ne compte plus les activités ludiques qui sont proposées aux enseignants ou par des enseignants sur Twitter et d’autres sites. Effet de mode ou véritable machine à engager les élèves dans le développement de certaines compétences? Les professeurs ont tout intérêt à comprendre ce qui se cache derrière le phénomène avant de se lancer…

Afin de saisir la machinerie qui se cache sous ces expériences ludifiées (ludus, ludi, terme latin qui signifie le jeu), nous nous sommes prêtés… au jeu. Là où d’autres mettent en place des exercices qui sont à cheval entre la réalité et le virtuel, nous avons conçu, avec l’aide d’une équipe de professeurs du Collège Notre-Dame de Dinant, deux ludéfis  totalement numériques:

  • en guise de premier essai, une évaluation formative portant sur l’acquisition des outils Google, par des professeurs: Inscape game
  • beaucoup plus fouillé, la ludification d’un travail de recherche par des élèves de première année sur les légendes romuléennes: Sur les traces de Romulus

Dans cet article, nous allons nous concentrer sur le deuxième jeu:

1. Ludification d’une séquence classique

Sur les traces de Romulus était au départ un exercice de recherche créé sur une plateforme Moodle (activité Leçon): en fonction de leurs réponses, les élèves de première année étaient orientés vers telle ou telle page web. Il s’agissait d’orienter leur lecture du web, de les rendre critiques par rapport aux informations qui s’y trouvent, enfin de les pousser à émettre des hypothèses “archéologiques” quant aux traces du passé analysées. Ainsi, progressivement, étaient-ils amenés à distinguer la part – minime – de réalité historique à travers les voiles légendaires qui couvrent pudiquement la naissance de la Rome antique…

Bien que riche d’intentions pédagogiques, cette “leçon archéologique” demeurait extrêmement sérieuse, linéaire et passé le temps de la surprise, elle se révéla au bout de deux années assez lourde à mener pour les élèves de première année: trop de textes, pas assez de vie et d’interaction… Si l’on compare ci-dessus les deux captures d’écran, on remarquera sans doute que dans la nouvelle version, le texte n’apparaît désormais plus en un seul bloc mais est distribué en différents encarts qui surgissent au fil du temps, ce qui permet d’orienter progressivement la lecture de l’élève.

D’une version à l’autre, nous avons ainsi réalisé notre souhait de ludifier cette activité , c’est-à-dire d’utiliser les ressorts du jeu pour engager davantage les étudiants dans une démarche qui nous semblait fondamentale, la recherche critique d’informations.

Ludifier, ludéfier? Soumis à des règles et à des pénalités (par exemple, 30 secondes si les joueurs cliquent de manière trop impulsive sur une fausse réponse), les élèves disposent d’un certain temps pour accomplir une mission (80 minutes pour libérer Romulus des limbes de l’Histoire, une grotte à découvrir, peut-être le mythique Lupercal). Pour ce faire, ils doivent surmonter le plus rapidement possible un ensemble de défis, chaque fois plus difficiles mais dans leur zone de développement proche: aller chercher une information sur le net, en vérifier une autre, se rendre dans un musée virtuel ou encore voyager à travers Google Earth en quête d’un lieu précis. Seuls manquent dans cet univers fictif des ennemis… à moins que ce ne soit la concurrence, les autres étudiants qui découvrent le jeu au même moment!

2. Derrière le jeu, une machinerie infernale..

Pour un résultat toute de même assez éloigné d’un vrai jeu vidéo, le travail s’est révélé colossal. Jugez par vous-mêmes…

Les auteurs de la séquence devaient d’abord maîtriser la réalité historique de Rome à ses origines, connaître aussi les dernières découvertes archéologiques sur le sujet. A partir de toutes ces connaissances, ils devaient établir un synopsis puis un scénario où s’enchevêtreraient énigmes ni trop simples ni trop complexes, défis de difficulté croissante, mission et personnages attrayants: le tout devant soutenir une visée clairement pédagogique, jeu sérieux oblige… Ces questions ne pouvaient pas toujours être transposées à partir de la leçon Moodle , plusieurs ont donc subi une modification nettement plus profonde, ce dont témoignent les deux captures ci-dessous:

Ce n’était pas plus mal: comme le jeu doit couronner tout un manuel numérique sur les légendes romuléennes (Romae rumores IAb urbe condita), il s’agissait de conclure en force. Difficulté supplémentaire…

L’ossature déterminée, il restait l’essentiel, choisir et maîtriser les bons outils numériques pour mettre en forme et rassembler les contenus du jeu, en l’occurrence deux plateformes de création numérique, Genially et Pixton:.

Genially ne se réduit pas à un bon diaporama en ligne, multitexte qui repose sur l’ajout de puces de réalité augmentée ou, plus intéressant encore, sur l’intégration de sites (embedded contents); Genially permet à ses utilisateurs de préférer au diaporama linéaire un micro-site réticulaire: concrètement, nous pouvons empêcher le lecteur de découvrir les dias une à une, dans un ordre séquentiel, et le pousser à suivre un parcours singulier qui s’écrit et se déploie en fonction de ses choix de clics:

Au début de ce gif, les joueurs se trouvent face une pièce où plusieurs objets peuvent être déplacés et/ou activés…

Qui dit lecture numérique dit en effet démultiplication potentielle des parcours de lecture et donc écriture systémique et rhizomique…

Complémentaire à Genially, Pixton est une plateforme de dessin assisté par ordinateur. Vous ne savez pas dessiner? Nous non plus et pourtant, en quelques minutes, je peux animer mon personnage:

Bien que prendre en mains ces deux outils s’avère assez intuitif, jouer de toutes les possibilités de leur morphosyntaxe prend du temps… Le jeu en vaut toutefois la chandelle: ils facilitent de fait la création d’un récit immersif où, selon le fil narratif développé, textes et images, dialogues et vidéos cadrent la quête du joueur au fur et à mesure qu’il progresse dans sa mission de recherche. D’autres outils ont été utilisés…

Pour vous faire une idée de toute la part de création formelle que requiert un tel jeu, énumérons dans le détail l’ensemble des contenus créés:

  • 66 dias créées dans Genially et insérées au sein de 6 micro-sites imbriqués les uns dans les autres: un premier réseau de dias qui englobe les autres; parmi ceux-ci, le questionnaire principal; d’autres encore qui permettent de ludifier le parcours (insertion d’un code, insertion d’un décor qui s’anime, etc.).
  • deux intégrations de sites externes (soit deux questionnaires créés avec Learningapps)
  • des renvois vers d’autres pages web (Google Earth, Visite virtuelle d’un musée romain, journaux en ligne, etc.)
  • trois vidéos dont deux qui sont personnelles et ont nécessité l’utilisation de plusieurs programmes: le personnage principal a été animé avec GoAnimate! – aujourd’hui l’impayable Vyond -, les schémas avec Tumult Hype… , le tout monté avec le logiciel iMovie. L’on s’en doute, aussi moyennes soient-elles, de telles capsules ne s’imaginent pas en quelques clics de souris…
  • une quarantaine de dessins dont 3-4 gifs (un dessin animé de 5-6 calques)
    des animations de différents ordres
    des actions de différents ordres (renvoi de pages, apparition d’une fenêtre, etc.)

L’énumération est longue, peut-être pénible, mais elle démontre clairement qu’un tel projet ne s’improvise pas, qu’il exige du temps, beaucoup de temps, ainsi que de l’intelligence collective. Les démarches sont en effet plurielles et réclament une véritable agilité entre tous les programmes utilisés, une vraie coordination entre les personnes impliquées.

Sans compter qu’une fois le jeu terminé, encore faut-il proposer aux élèves un debriefing qui indique quantitativement (évaluation via un questionnaire en ligne) et qualitativement (dialogue) ce que les élèves ont ou croient avoir retenu, compris, intégré…

Fini? Non! Viendra, à plus ou moins court terme, la phase d’itération, c’est-à-dire la réécriture critique du jeu en fonction de l’expérience vécue en classe. Work in progress: l’oeuvre numérique se distingue de l’oeuvre papier en ce qu’elle n’est jamais terminée, en constante réécriture… Ainsi, la nouvelle version de Sur les traces de Romulus n’en est … qu’à sa version bêta: certaines parties doivent encore être animées, d’autres doivent contenir musique et bruitage afin de créer une atmosphère; la fin n’est pas suffisamment surprenante tandis que le jeu se déroule de manière trop linéaire…

Pascal Vangrunderbeeck et Isabelle Motte, du Louvain Learning Lab, proposent ci-dessous une infographie qui condense toutes les questions qu’un professeur devra se poser s’il souhaite s’investir dans une telle entreprise:

Quoi qu’il en soit, face à une telle débauche d’efforts, beaucoup de lecteurs se seront sans doute déjà interrogés: est-ce sérieux de se “perdre” des journées durant dans la mise en place d’un jeu plus ou moins ludique, plus ou moins immersif, qui ne durera que quelques dizaines de minutes, le tout sans avoir la certitude que les élèves y adhéreront toujours ou qu’à tout le moins ils y gagneront en compétences?! Les deux points suivants – le compte rendu d’une enseignante et les points de vue résumés de deux spécialistes, Julien Annart et André Tricot – devraient apporter aux professeurs quelques éléments de réponses…

3. En classe?

Sur les traces de Romulus vient d’être joué dans deux classes de première année du Collège Notre-Dame de Dinant.

Voici le compte rendu de l’enseignante, Laurie Brodkom…

À l’annonce d’un cours qui se déroulerait entièrement sur les ordinateurs, les élèves se sont montrés très enthousiastes, certains sont même venus avec leurs propres casques audio. Dès l’ouverture du lien reçu sur leur adresse e-mail, ils se regardent les uns les autres, les yeux pleins d’étoiles devant cette promesse d’amusement.

Dès la première page, on distingue rapidement les élèves intuitifs qui tentent de comprendre par eux-même le fonctionnement du jeu, et d’autre part ceux qui attendent les instructions, jusqu’à l’endroit où il faut cliquer pour commencer. Heureusement, ils comprennent tous vite les codes d’évolution au sein du jeu et les règles (plus ou moins) tacites.

Le premier essai est difficile à gérer : entre les quelques petits problèmes techniques, les questions inattendues et le stress, ne pas se laisser dépasser demande des efforts. Au final, numérique ou pas, cette séance fonctionne exactement comme une séance de cours où les élèves doivent travailler par eux-mêmes: il faut mettre son cerveau à vingt-deux vitesses différentes, avoir l’oeil partout et gérer chaque élève individuellement. L’enseignant change de posture et descend de son estrade…

La deuxième séance se passe bien mieux (quoi d’étonnant ? il en est de même pour nos cours) : les problèmes techniques sont réglés ou prévus, les réponses sortent avant les questions : “Tu peux mettre des sous-titres à ta vidéo si tes écouteurs sont cassés”, “Lis l’encadré avant de poser cette question”, “Bien sûr que tu peux aller chercher l’information sur internet, c’est le but”… Entre les élèves stressés par le temps, ceux qui tentent de tricher et ceux qui réalisent qu’ils ont besoin de travailler à deux, chacun y trouve son compte au final et les phrases telles que “Hé c’est trop bien! Je kiffe!” donnent envie de persévérer sur cette voie.

Laurie Brodkom, enseignante au Collège Nd de Dinant.

4. Un réel intérêt pédagogique?

Les lignes qui suivent confrontent deux points de vue, celui d’un spécialiste des jeux sérieux et celui d’un psychologue qui s’est spécialisé depuis quelques années dans les questions cognitives que pose la transition numérique.

Selon Julien Annart, membre de l’espace Quai 10, les intérêts du Serious game seraient multiples: le caractère immersif du jeu engagerait l’apprenant non seulement parce qu’il s’éloigne des méthodes classiques d’apprentissage mais surtout parce qu’il repose sur l’action du joueur, une action qui n’est jamais pénalisée. Learning by doing ! L’effet serait d’autant plus fort que, face à la situation-problème, le joueur ne risque rien à se tromper. La ludification relève ainsi d’une pédagogie de l’essai-erreur que recommandent aujourd’hui de nombreux essayistes, à l’instar d’un Fr. Taddei ou d’un Bruno Devauchelle: de belles découvertes ne naissent-elles pas parfois du hasard et des erreurs? C’est le concept intéressant de sérendipité

Mieux, quand un essai fautif est sanctionné par une pénalité, un retour en arrière, que sais-je encore, … l’apprenant peut de suite recommencer, autant de fois qu’il le souhaite, et se corriger, aidé en cela par un feed-back plus efficace parce que direct…

Dans le même ordre d’idée, J. Annart insiste, comme tant d’autres, sur la réflexion métacognitive qui doit suivre obligatoirement toute activité ludique: les élèves ont tout intérêt à mettre et remettre en questions les objectifs cachés ou avoués du jeu, ce que celui-ci leur a apporté comme connaissances, comme compétences mais aussi les difficultés qu’ils ont affrontées, les potentielles déceptions.

Métacognition, rétroactions immédiates, droit à l’essai-erreur, renouvellement des chemins d’apprentissage: pour toutes ces raisons, les jeux sérieux seraient une source de motivation et de progrès pour les élèves. De telles expériences, où le parcours, notons-le, peut toujours être plus singularisé, plus différencié, sont-elles pour autant des ingrédients indispensables à tout parcours pédagogique?

Dans des ouvrages rafraîchissants qui détricotent les mythes tournant autour de l’innovation (voir bibliographie), André Tricot recense un certain nombre d’études menées autour des activités ludiques et conclut que rien n’indique une amélioration extraordinaire des résultats chez les élèves. Sans leur dénier une réelle utilité, le psychologue considère que de tels modules ne sont qu’une arme parmi d’autres que le professeur utilisera à bon escient, ceci plutôt dans des domaines où l’apprenant doit développer certaines habiletés, certains savoir-faire.

Parmi d’autres recommandations, il préconise le recours aux connaissances primaires de l’élève, soit les connaissances que ce dernier peut acquérir par lui-même hors de toute forme d’enseignement: en construisant le jeu à partir de ces habiletés, l’enseignant favoriserait le développement de connaissances plus complexes qu’il nomme secondaires (car générées par une forme d’enseignement). Ainsi la motivation des élèves serait-elle engagée parce que la démarche ludique répondrait positivement à ses deux constituants essentiels, l’intérêt et le sentiment d’un but atteignable, d’une réussite possible: autrement dit, l’activité ne motive que si elle génère du sens et repose sur des défis ni trop faciles, ni trop difficiles, des énigmes dont la charge cognitive est adaptée et graduelle…

On ne s’étonnera donc pas qu’au Serious gaming, cette tendance à détourner des jeux vidéos existants à des fins didactiques, A. Tricot préfère nettement des jeux créés spécifiquement par et pour des enseignants, tout simplement parce que leur scénario répond à des fins scolaires.

Mais le spécialiste en psychologie cognitive nous met de suite en garde: c’est de l’écriture réfléchie de ce scénario, de la conciliation profonde entre objectifs d’apprentissage et mise en scène ludique que dépendra la qualité et l’efficacité pédagogique d’un jeu sérieux…

5. En guise de conclusion…

En somme, si ces serious games se révèlent chronophages, énergivores, et terriblement lourds à mettre en place, ils s’avèrent plutôt utiles pour enrober une matière peu envoûtante ou assez abstraite, simuler une situation réelle, développer certains savoir-faire, faciliter certaines postures, notamment celle du chercheur qui tâtonne à coup d’essais et d’erreurs.

La littérature scientifique sur le sujet ne le dit pas assez mais de telles activités stimulent aussi certains gestes mentaux que génère la lecture numérique: alterner lectures linéaires et profondes, tabulaires et sélectives d’un document, confronter simultanément plusieurs pages web, décoder plusieurs modes de transmission des informations (vidéo, textes, images, animations) lesquelles interagissent de manière parfois très subtile, être capable de cliquer sur tel lien et de ne pas cliquer sur tel autre (faculté d’inhibition), sont autant de compétences nouvelles auxquelles les étudiants sont encore peu confrontés dans le milieu scolaire.

Pour toutes ces raisons, le jeu sérieux, développé avec art et réflexion, ne peut que se révéler une alternative séduisante, une expérience d’autant plus sérieuse pour les professeurs que précieuse et rare…

6. Références

a. Bibliographie

b. Sitographie

c. Ludographie